vendredi 20 février 2015

Marjorie la Brebis

Marjorie la brebis



Tout le monde lui avait dit, que non, "les BREBIS ne faisaient pas de VELO!!"

-"Comment tu vas monter dessus, toi qui ne tiens même pas debout?"
-"Et pour freiner, hein? Avec tes sabots qui ne peuvent rien attraper?"
-"Mais tu auras l'air ridicule, pauvre patate, sur ton vélo!"
-"Tu es trop vieille!
-Trop grosse!
-tu auras trop chaud sous ta laine!
-nooon, maman, je t'en supplie, j'aurai trop honte!"

Marjorie avait bien écouté tout le monde, et en effet, jamais on n'avait vu de brebis faire du vélo! Mais voilà...  il y en avait un, là, un bleu tout rouillé, qui traînait depuis des mois contre la bergerie, il semblait qu'on l'ait oublié...   A force de le voir, matin et soir, et soir et matin, puis de voir le petit Tom passer et repasser sur le sien en crânant, ça lui donnait une sacrée envie d'essayer, à Marjorie!

Et puis d'abord quoi, trop vieille? Trop grosse? Ridicule? Marjorie émit un bêlement qui voulait tout dire! On n'a jamais vu de brebis sur un vélo? Et bien, il fallait bien une première à tout!

Bientôt on vit Marjorie, la vieille brebis, courir comme une folle dans le pré. Tous les jours elle fit dix, vingt, TRENTE tours autour du troupeau qui d'abord la regarda bizarrement, puis, comme à  tout, s'habitua et se remit à brouter son herbe en bêlant de temps en temps.
Elle choisissait maintenant avec soin les herbes les plus vertes et riches en vitamines et, régulièrement, allait se cacher à l'entrée du petit bois pour y faire sa gymnastique.
Bien sûr, le berger commençait à la regarder d'un mauvais oeil.

Marjorie avait aussi, en Ralph, un ami fidèle et dévoué, prêt à l'aider. Ralph était le chien de berger qui avait grandi avec elle et avec lequel elle avait en son temps fait les quatre cents coups, comme n'importe quel chiot et agnelle de quelques mois.
Le soir, quand toutes les brebis dormaient et que les maîtres étaient enfin passés à table, Ralph sortait de sa niche et rassemblait tout le matériel nécessaire: une planche, un rondin de bois, un égouttoir en fer. Enfin, une nuit de pleine lune, il gratta contre la porte de la bergerie. Cétait le signal.
Marjorie, qui jusque là avait fait semblant de dormir, vérifia que son petit agneau était bien plongé dans le sommeil - il bougeait les pattes, sans doute rêvait-il qu'il gambadait- et elle se faufila par la porte que Ralph avait entrouverte de son museau.

"Ca y est, dit-il, tout est prêt. Maintenant à TOI. Wouf".




Les jours rallongeaient, le printemps était de retour. Marjorie attendait le jour de la tonte avec impatience et fut la première à se précipiter dans les bras du berger quand le moment fut venu. En vieille brebis expérimentée, elle ne bougea pas, et quand toute sa laine fut tombée, elle bêla même un remerciement. "Demain sera le grand jour! se dit-elle ensuite" et cette fois-ci, dans le pré, elle fit QUARANTE tours. Mince et allégée de tout le poids de la laine, Marjorie se sentait en pleine forme!


Le jour se levait à peine que le berger, la bergère, Tom et toutes les brebis étaient déjà dehors, aux portes de la bergerie. Tout le monde fut bien surpris de voir Marjorie parée d'une passoire métallique sur la tête et debout sur une planche qui était en équilibre sur un rondin de bois.

Quand tout le monde fut autour d'elle, elle lança un grand "bêêêêêh " et immédiatement Ralph prit son élan et sauta sur l'autre bout de la planche: Marjorie s'envola et atterrit pattes écartées sur le vieux vélo bleu qui, pris par la vitesse de l'atterrissage, partit aussitôt en avant; Marjorie posa ses sabots sur le guidon, et se mit à pédaler à toute vitesse. Tout le monde, troupeau comme berger était bouche bée: OOOOOHHH!   AAAAAAAHHHH!!!!  WAAOOUHH!!!"
Marjorie, enchantée, faisait le tour de la cour, revenait à la bergerie, fonçait dans le troupeau de brebis, repartait vers le potager et pédalait entre les plants de salades et de navets.

Très vite ce fut la cohue autour d'elle: "moi aussi! moi aussi! apprends-nous Marjorie! On veut faire du vélo, comme toi! bêêêêhh!"
Le berger commença à siffler pour réunir tout le troupeau mais sa femme posa la main sur son bras et lui dit: "Laisse-les donc s'amuser un peu, le lait n'en sera que meilleur et nous pourrons vendre de délicieux fromages allégés!"
Le berger, avec l'aide de Ralph, décida alors de leur apprendre, et inventa même un système de frein à sabots pour qu'elles puissent s'arrêter dans les côtes.

C'est ainsi que l'on vit, sur le chemin des pâturages, passer tous les jours des brebis qui pédalaient en tirant la langue pour aller à leur pré. Bientôt tout le monde entendit parler d'elles et des touristes vinrent du monde entier voir le célèbre troupeau de monsieur Léger.
Et bien sûr, les nouveaux fromages de brebis allégés eurent un énorme succès!



Premier prix du concours de Nouvelles "Les Petits Monstres à Vélo", La maison du Vélo, 2014

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