jeudi 12 mars 2015

Seconde Vie

Seconde vie





La silhouette émaciée de la construction se soulevait dans un ciel d'un bleu que la nuit comblait à peine. Dans le creux de ses côtes immobiles, Lucie distinguait les murs du terrain vague, ceux qui avaient été mis à jour lorsque l'ancien immeuble s'était écroulé. Elle avait tout vu. La façade depuis longtemps obstruée de parpaings qui s'était  peu à peu effondrée dans un nuage ôcre. Les murs nus, vulnérables, auxquels s'accrochaient encore lavabos et robinets de douche, les tapisseries déchirées qui disaient les décennies passées entre leurs flancs, les jambages des fenêtres encore intacts, et enfin, vainqueurs solitaires, les murs des petites maisons mitoyennes qu'on allait rhabiller de neuf, de moderne, de lisse. 
Entretemps, le paysage avait changé. Les jardins sortaient de leur intimité, le quartier prenait de la profondeur. 
Le jour, dès l'aube, assise au pied de la banque et un gobelet posé devant elle, sans jamais s'en éloigner de quelques mètres pour que ses fidèles la retrouvent et fassent un petit geste, elle plongeait ses yeux dans les entrailles encore ouvertes de ce monstre blanc. Il devenait immense, large, imposant. Au bout de quelques semaines, comme on scruterait au travers d'un judas, elle avait pu deviner où le couple s'assiérait le soir, où les enfants dormiraient, où ils pisseraient jour après jour sans se rendre compte qu'elles les avait vu ainsi bien avant, assis maladroitement sur les toilettes blanches.
Très vite elle y avait fait son nid. Un duvet qu'elle sortait de son sac-poubelle, sa doudoune comme oreiller, et la lampe de poche. Les biscuits, les chips ou la pizza qu'elle avait pu s'offrir, la canette achetée comme tous les soirs au Carrefour Market d'en face. 
Le soir, quand la rue se faisait silencieuse, elle pénétrait en douce par la fenêtre de la cuisine de l'étudiant en droit, puis par les échafaudages, montait s'installer dans le salon des vieux, la cuisine des collocs ou bien la chambre des immigrés. De là-haut, buvant sa bière à petites gorgées, avant d'entamer son livre, elle levait la tête, observait l'antenne qui telle une aiguille touchait le ciel, puis suivait des yeux la crête des plus hauts immeubles, scrutait l'intérieur des fenêtres et balcons éclairés; elle frissonnait parfois, se demandait comment elle vivrait si... 
Puis elle finissait par s'endormir, émue par le souffle tiède du vent qui circulait d'une pièce à l'autre.
Le matin, avant même le passage des éboueurs, elle se levait, ôtait la poussière plâtreuse de ses affaires et rangeait tout soigneusement. Elle savait bien sûr que ça ne durerait pas. Elle savait que dans quelques mois, sa vie serait faite d'autre chose, comme elle n'avait pas su auparavant qu'elle goûterait un jour à ces instants uniques. 

(proposition de Tisser les Mots)

©Myrthe K

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